Le vivant, à travers des millions d’années d’évolution, a développé des stratégies remarquables pour optimiser l’usage des ressources, maximiser l’efficacité énergétique et s’adapter à des environnements variés. En s’inspirant de ces processus, les domaines de l’architecture et de l’urbanisme explorent depuis longtemps ces solutions innovantes et durables qui répondent aux défis contemporains, tels que la gestion de la densité urbaine, l’efficacité énergétique, ou encore la résilience face aux changements climatiques.
Grâce aux algorithmes, il devient possible de mimer ces dynamiques naturelles, souvent par itérations successives, lorsqu’il s’agit de simuler des processus de croissance. Ces modèles bioinspirés permettent non seulement de comprendre les mécanismes de la nature, mais aussi de les adapter à des besoins spécifiques, qu’il s’agisse de concevoir des structures architecturales légères et robustes ou d’optimiser l’aménagement des espaces publics. Les processus algorithmiques offrent une capacité inégalée de manipulation et de personnalisation, ouvrant la voie à une conception plus fluide, contextuelle et responsable. Cet article explore plusieurs de ces processus naturels, leurs applications numériques et les opportunités qu’ils offrent dans la création d’environnements bâtis.
Les fractales : la géométrie infinie de la nature
Les fractales, ces formes qui se répètent à différentes échelles, se retrouvent partout dans la nature : fougères, branches d’arbres, flocons de neige. En utilisant des algorithmes récursifs, on peut reproduire des fractales comme le célèbre ensemble de Mandelbrot ou les fractales arborescentes. Ces systèmes permettent de générer des structures infiniment complexes à partir de règles simples, et d’explorer des phénomènes tels que la croissance végétale ou la structure des réseaux hydrologiques.
Fractales – Dragon Curve (gauche) et Voronoï (droite) © Datamorphoz
Tablette en découpe laser générée avec 3 itérations de Voronoï © Datamorphoz
Exemple d’application
Le Grand Musée Égyptien, conçu par l’agence irlandaise Heneghan Peng Architects, intègre des motifs inspirés des fractales, notamment le triangle de Sierpinski (décrit en 1915 par Wacław Sierpiński), dans sa conception architecturale. Cette approche bioinspirée se manifeste particulièrement dans la façade principale du musée, où des motifs triangulaires imbriqués créent une structure complexe et esthétiquement captivante. Elle est composée d’une série de 6 itérations produisant un découpage du mur principal, avec une alternance de relief sur les triangles. Ces motifs fractals permettent non seulement d’évoquer la richesse de la géométrie naturelle, mais aussi d’établir un lien symbolique avec les formes pyramidales emblématiques de l’Égypte ancienne. L’utilisation de telles structures fractales offre une profondeur visuelle et une dynamique architecturale qui reflètent l’harmonie entre l’art et la science.
Vue du Grand musée égyptien au Caire © Heneghan Peng Architects
Les L-systems : le langage des plantes
Créés par Aristid Lindenmayer, les systèmes L (ou L-systems) sont des systèmes de réécriture qui simulent la croissance des plantes. Par des règles itératives, ces algorithmes reproduisent la ramification des arbres, les spirales des fleurs ou encore les formes de certains coraux. Cette méthode est particulièrement utile pour modéliser des organismes vivants et analyser les stratégies de croissance optimales dans des environnements contraints.
L-System généré avec le plugin Rabbit © Datamorphoz
Exemple d’application
Un exemple notable est le projet « L-Systems in Architecture » de Michael Hansmeyer. Dans cette étude, Hansmeyer explore l’application des L-systems pour créer des structures architecturales innovantes. En utilisant ces algorithmes, il a pu concevoir des formes architecturales complexes qui imitent la croissance naturelle des plantes, ouvrant ainsi de nouvelles possibilités en matière de design et de construction.
L-System © Michael Hansmeyer
Automates Cellulaires : la complexité générée par de simples règles
Les automates cellulaires sont des modèles mathématiques constitués de grilles de cellules, où chaque cellule peut adopter différents états et évoluer selon des règles locales en fonction de l’état de ses voisines. Cette approche permet de simuler des systèmes complexes à partir d’interactions simples.
Un exemple emblématique est le Jeu de la Vie de John Conway, créé en 1970. Dans ce jeu, chaque cellule d’une grille bidimensionnelle est soit vivante, soit morte. À chaque itération, l’état de chaque cellule est mis à jour selon les règles suivantes :
- Une cellule vivante avec moins de deux voisines vivantes meurt (sous-population).
- Une cellule vivante avec deux ou trois voisines vivantes survit.
- Une cellule vivante avec plus de trois voisines vivantes meurt (surpopulation).
- Une cellule morte avec exactement trois voisines vivantes devient vivante (naissance).
Ces règles simples engendrent des comportements complexes et variés, illustrant l’émergence de structures auto-organisées.
Jeu de la Vie de John Conway généré par le plugin Rabbit © Datamorphoz
Exemple d’application
Le modèle des automates cellulaires peut être appliqué à la génération d’enveloppe solaires non binaires.
Dans cet article, j’explore le développement de méthodes algorithmiques basées sur des règles pour concevoir des enveloppes solaires et des formes optimisées dans un contexte urbain. À partir de voxels (volumetric pixels), les formes sont générées en respectant des règles d’accès au soleil direct.
Ces méthodes combinent des outils computationnels et environnementaux pour concevoir des projets architecturaux adaptés aux contraintes urbaines. Elles comparent des approches additives et soustractives pour générer des enveloppes et des formes qui respectent des critères quantitatifs d’accès solaire, déjà utilisés dans certains pays pour garantir le confort lumineux et thermique.
« Voxel computational morphogenesis in urban context : proposition and analysis of rules-based generative algorithms considering solar access » @Ilona Pinto de Araujo, 2017
Diffusion Limited Aggregation (DLA) : croissance par agrégation
Le DLA est un processus qui reproduit des motifs formés par agrégation de particules en mouvement aléatoire. Ce phénomène est visible dans les formes des dendrites de glace, les dépôts minéraux ou les racines de certains champignons. En simulation, il donne naissance à des structures fractales irrégulières, parfaites pour comprendre comment des systèmes désordonnés peuvent engendrer des motifs cohérents et esthétiques.
DLA 2D & 3D © Datamorphoz
Exemple d’application
Le studio de design Nervous System a développé une collection de bijoux nommée Dendrite, directement inspirée du processus d’agrégation limitée par diffusion (Diffusion Limited Aggregation, DLA). Ce processus modélise la manière dont des particules en mouvement aléatoire s’agrègent pour former des structures ramifiées complexes, similaires aux dendrites cristallines ou aux motifs coralliens.
En utilisant des algorithmes basés sur le DLA, Nervous System génère des motifs uniques pour chaque pièce de la collection. Ces bijoux, découpés avec précision dans de l’acier inoxydable, reflètent la beauté des formes naturelles résultant de processus d’agrégation. Cette approche allie science, art et technologie pour créer des objets qui capturent l’esthétique organique des structures naturelles.
Pendentifs de la série « Full Moon » inspirés par la dentrite © Nervous System
Swarm Behaviour : le mouvement collectif et les algorithmes inspirés des essaims
Le comportement de groupe, ou swarm behaviour, s’observe dans les nuées d’oiseaux, les bancs de poissons ou les essaims d’insectes. Ce phénomène résulte d’interactions locales entre individus suivant des règles simples : séparation pour éviter les collisions, alignement pour se synchroniser avec les voisins, et cohésion pour rester dans le groupe. Ces interactions élémentaires donnent naissance à des dynamiques collectives impressionnantes, souvent imprévisibles mais toujours organisées.
Exemples d’application
Dans le domaine numérique, ces modèles servent à simuler des flux collectifs comme les déplacements piétons ou la gestion de foules dans des espaces publics. Ils permettent de mieux organiser les lieux d’interaction et d’optimiser les circulations dans des gares, centres commerciaux ou parcs urbains.
Au-delà de la simulation, les comportements d’essaim inspirent également des algorithmes d’optimisation, appelés algorithmes de colonies (par exemple, l’algorithme des colonies de fourmis ou PSO, Particle Swarm Optimization). Ces algorithmes, basés sur des principes similaires, sont une alternative aux algorithmes génétiques. Contrairement à ces derniers, qui reposent sur la sélection naturelle, les algorithmes inspirés des essaims s’appuient sur des échanges d’informations entre agents pour converger rapidement vers des solutions optimales. Par exemple, dans l’urbanisme, ces outils peuvent être utilisés pour optimiser la répartition des infrastructures ou la gestion énergétique des bâtiments. En architecture, ils permettent de générer des formes adaptatives répondant à des contraintes structurelles et environnementales.
Reaction-Diffusion : l’émergence des motifs naturels
Les modèles de réaction-diffusion, introduits par Alan Turing en 1952, expliquent la formation spontanée de motifs naturels tels que les rayures des zèbres ou les taches des léopards. Ces modèles mathématiques décrivent comment des substances chimiques réagissent entre elles et se diffusent dans l’espace, menant à l’émergence de structures régulières à partir d’un état initial homogène.
Déformation d’une mesh à partir d’un modèle de reaction-diffusion
Focus sur le pelage du léopard
Le pelage tacheté du léopard ou du guépard illustre les principes de réaction-diffusion décrits par Alan Turing en 1952, marquant les débuts de la biologie théorique moderne. Turing a montré que l’interaction entre deux substances chimiques (morphogènes), l’une activant la production de pigment et l’autre l’inhibant, pouvait générer des motifs comme des taches ou des rayures. Ces motifs sont déterminés par des paramètres globaux : la suppression d’une tache affecte l’ensemble, et la forme du motif (taches ou bandes) dépend de la géométrie du système.
Par exemple, le guépard présente des taches sur son corps mais des rayures sur sa queue, plus étroite. Cela s’explique par une transition géométrique dans la dynamique des morphogènes. Bien que le mécanisme de Turing puisse n’agir que durant une phase brève du développement, il reste un modèle clé pour comprendre et prédire la morphogenèse animale.
Léopard (Panthera pardus) © Muséum national d’Histoire naturelle
Système de réseau vasculaire en morphogénèse végétale
La morphogénèse véculaire est un processus naturel par lequel des structures en réseau, comme les veines des feuilles, les vaisseaux sanguins ou les rivières, émergent. Ces réseaux se forment souvent par optimisation des chemins entre points (par exemple, pour transporter des nutriments ou minimiser l’énergie dépensée).
Les feuilles géantes de la Reine Victoria, un nénuphar tropical, sont célèbres pour leur structure unique, composée d’un vaste réseau de veines qui soutient une surface atteignant jusqu’à 3 mètres de diamètre. Ce réseau est un exemple fascinant de morphogenèse végétale, où la formation des veines repose sur des processus d’optimisation naturelle.
Au cours de leur croissance, ces veines se forment pour transporter efficacement l’eau et les nutriments à travers la feuille tout en répartissant les contraintes mécaniques dues à son propre poids. Ce processus est guidé par la croissance différenciée des cellules : les zones de stress élevé ou de flux hydrique intense stimulent la production de cellules vasculaires, renforçant les zones sollicitées. Ce mécanisme adaptatif suit des principes similaires à ceux observés dans les réseaux biologiques comme les systèmes circulatoires ou les racines.
Certains algorithmes, comme ceux basés sur la méthode de venation development (développement des veines), peuvent être implémentés pour simuler la formation de réseaux. Ces algorithmes utilisent des points de départ (sources) et des attracteurs (ressources) pour guider la croissance des lignes qui représentent les veines.
Réseau vasculaire d’un feuille et diagramme de Voronoï © Datamorphoz
Exemple d’application
L’optimisation des réseaux de transport urbain est un défi majeur pour les urbanistes et les ingénieurs. Une approche innovante s’inspire de la structure des nervures des feuilles, qui présentent des réseaux efficaces pour la distribution des ressources. En analysant le processus de croissance des nervures foliaires, des chercheurs ont développé un algorithme bio-inspiré pour la conception de réseaux de transport urbain. Cet algorithme simule la sélection naturelle et la transmission génétique observées dans l’évolution biologique, permettant de générer des réseaux de transport optimisés en termes de connectivité et d’efficacité. L’application de cette méthode à des cas concrets, tels que le réseau de Sioux Falls, a démontré sa capacité à produire des solutions de transport urbain plus rationnelles et performantes.
Source : « Artificial leaf-vein network optimisation algorithm for urban transportation network design » by Baozhen Yao; Chao Chen; Wenxuan Shan; Bin Yu.
International Journal of Bio-Inspired Computation (IJBIC), Vol. 20, No. 4, 2022
Reproduire la nature pour repenser nos espaces
Ces processus bioinspirés, traduits en algorithmes, offrent des outils puissants pour concevoir des environnements adaptés, durables et esthétiques. En architecture, urbanisme et design, ils permettent de résoudre des problématiques complexes tout en proposant des solutions harmonieuses avec l’écosystème.