Les Shape Grammars, aussi appelées « grammaires de formes », appartiennent à cette famille de systèmes procéduraux, comme les fractales ou les L-systems, où des règles mathématiques créent des formes et des motifs. Mais là où les fractales cherchent l’infini dans les détails, et les L-systems organisent la croissance des plantes, les Shape Grammars ont un objectif bien différent : générer des formes architecturales ou graphiques spatiales selon des règles géométriques.
Ce qui les rend fascinantes, c’est leur capacité à reproduire des styles architecturaux en partant de règles simples, mais aussi à proposer des variantes inédites, toujours cohérentes avec le langage visuel initial. D’autre part, les Shape Grammars offrent un cadre méthodique pour comprendre, transformer et innover à partir des styles existants, tout en respectant les intentions esthétiques et structurelles d’origine.
Cet article explore la définition et la construction des Shape Grammars, et leurs applications en architecture.
Des règles simples pour créer de la complexité
Les Shape Grammars, ou grammaires de formes, sont une méthodologie de génération géométrique reposant sur un ensemble de règles. Imaginées initialement dans les années 1970, elles permettent de produire des formes et des structures en appliquant des transformations répétitives sur des éléments de base. À partir de règles simples, il devient possible de construire des formes de plus en plus complexes, chaque itération ajoutant de nouveaux détails ou créant de nouvelles connexions entre les éléments.
Exemple de Shape Grammar avec seulement des règles d’adjacence
La création d’une Shape Grammar repose sur un ensemble de règles géométriques définies en amont. Les Shape Grammars opèrent par application itérative de règles de transformation qui façonnent progressivement une forme initiale. Ces règles peuvent comprendre des actions de rotation, de translation, d’ajout ou de suppression de parties, et de connexion entre deux formes. Elles sont appliquées de manière linéaire ou selon des modèles plus aléatoires pour produire une infinité de variations, tout en maintenant une certaine cohérence structurelle et esthétique.
Ces variations peuvent être produites par modification :
- De la position du point d’entrée, ou de la première règle appliquée
- D’une ou plusieurs valeurs contrôlant le caractère aléatoire des itérations
Ce processus, à la fois rigoureux et créatif, permet d’explorer un vaste espace de formes possibles, toutes dérivées de l’ensemble initial de règles, mais chaque fois avec une personnalité propre.
Comment décrire les Shapes Grammars
Pour créer des Shape Grammars, il est essentiel de définir un ensemble de règles de manière formelle, en utilisant des symboles simples, souvent des lettres et des nombres, pour représenter des formes ou des transformations. Ce langage symbolique permet de générer des formes complexes en partant de règles de base.
Les Shape Grammars reposent sur deux éléments fondamentaux :
- Les symboles de forme : Ce sont les éléments de base qui vont être transformés. Ils sont souvent représentés par des lettres de l’alphabet (par exemple, A, B, C) pour simplifier la notation.
- Les règles de transformation : Ce sont les règles qui définissent comment un symbole de forme est transformé ou remplacé. Elles peuvent être basées sur des mouvements géométriques (comme la rotation, la translation) ou sur des transformations plus complexes.
De nombreuses règles peuvent être décrites, par exemple :
- Règle 1 : A → AB
Cette règle indique que la forme A (un carré par exemple) doit être transformée en deux éléments, A et B. Par exemple, le carré A pourrait être divisé en deux plus petits carrés, A et B, disposés de manière adjacente. - Règle 2 : B → BA
La forme B pourrait être transformée de manière itérative en ajoutant une autre forme A à côté de B. Cela permettrait d’étendre une structure en ajoutant des carrés ou des éléments de base à chaque étape de l’itération.
A→AB→ABA
- Règle 3 : A[+B] → C
Cette notation avec les crochets représente une transformation conditionnelle ou une action dépendante. Ici, si A est suivi d’une rotation de 90° (représentée par le symbole +), il se transforme en C. C pourrait représenter un triangle ou une autre forme dérivée. - Rotation : A + 90 → A’
Ici, la rotation de A de 90° donne A’, une variante de A tournée dans l’espace. Les rotations peuvent être utilisées pour créer des motifs radiaux ou des répétitions d’éléments autour d’un axe. - Translation : A → A (x+1, y)
Cette notation signifie que A doit être déplacé d’une unité sur l’axe des x. Les translations permettent de reproduire des formes en série, comme des motifs de façade. - Mise à l’échelle : A → A (0.5)
Ici, A est réduit de moitié. La mise à l’échelle est utile pour créer des motifs où des versions de tailles différentes de la même forme sont imbriquées ou répétées.
Chaque règle peut être lue comme une instruction qui guide la création des formes de manière systématique. En appliquant ces règles plusieurs fois de suite, on peut générer des formes de plus en plus complexes.
Des projets architecturaux emblématiques analysés grâce aux Shape Grammars
Les shapes Grammars servent souvent à analyser une architecture spécifique, en extrayant les règles de conception constitutives de ces projets.
Pour bien saisir l’impact de cette approche dans le domaine de l’architecture, voici quelques exemples emblématiques :
- Les villas palladiennes : Un des premiers cas d’application des Shape Grammars remonte aux recherches de George Stiny et William Mitchell, qui ont développé une grammaire pour recréer les villas de l’architecte italien Andrea Palladio. En appliquant des règles inspirées de ses principes architecturaux, ils ont pu générer de nouvelles variations des villas palladiennes tout en respectant leur symétrie et proportions si caractéristiques (Stiny & Mitchell, 1978).
- Les maisons de style Prairie de Frank Lloyd Wright : Terry Knight en 1998 puis Lee, J.H., Ostwald, M.J. & Gu N. A en 2017 se sont penchés sur l’analyse des maisons Prairie de Frank Lloyd Wright en utilisant une grammaire de formes. Grâce à ce système, ils ont pu dégager les règles spatiales et formelles qui sous-tendent ce style unique, caractérisé par des lignes horizontales, de grandes fenêtres, et des espaces ouverts, et proposer des designs modernes basés sur ces mêmes principes (Lee, J.H., Ostwald, M.J. & Gu,2017).
Source : A Combined Plan Graph and Massing Grammar Approach to Frank Lloyd Wright’s Prairie Architecture, Lee, J.H., Ostwald, M.J. & Gu, N. A
- Le quartier de Malagueira par Álvaro Siza : L’architecte José Duarte a utilisé les Shape Grammars pour analyser les habitations conçues par Álvaro Siza à Malagueira, au Portugal. Ce travail a permis non seulement de formaliser le style unique de Siza, mais aussi de générer des variations adaptées aux nouvelles contraintes urbaines sans trahir l’esprit initial de la conception (Duarte, 2005).
- Maisons de style Queen Anne : Une autre application a été de formaliser le style architectural Queen Anne, caractéristique de l’époque victorienne, à travers une grammaire. Ce travail a servi à décomposer et recréer les éléments stylistiques tels que les tours, les ornements et les porches, pour obtenir des variations qui capturent l’esprit victorien tout en introduisant des interprétations actuelles (Nina M. Verkerk, 2014).
- Les maisons traditionnelles turques : Gülay Çagdas a créé une grammaire de formes pour modéliser les maisons turques traditionnelles. Ces habitations, caractérisées par des motifs distinctifs et une organisation spatiale singulière, peuvent ainsi être réinterprétées, facilitant la préservation culturelle ou l’intégration harmonieuse dans des contextes plus modernes (Çagdas, 1996).
- Le kiosk K67 par Mächtig : Nikola Jelenic et Sara Eloy explore les Shape Grammars appliquées au kiosque K67 (exemple emblématique d’architecture modulaire de masse, conçu dans les années 1960) pour répondre à des objectifs de conception spécifiques. Leur travail se structure en deux étapes : le développement d’une grammaire de formes à travers l’analyse en profondeur et la synthèse des designs associés à ce modèle, et la combinaison de la grammaire de formes avec des principes de conception inspirés par triade vitruvienne (firmitas – solidité, utilitas – utilité, et venustas – beauté).
Exemple de règles d’adjacence à l’unité A, Nikola Jelenic et Sara Eloy (2024)
Pourquoi utiliser les Shape Grammars ?
Les Shape Grammars offrent une flexibilité remarquable. D’abord, elles permettent de comprendre en profondeur les styles et principes architecturaux en les formalisant sous forme de règles. Ensuite, elles offrent un cadre de génération automatique qui peut être utilisé non seulement pour reproduire des styles existants, mais aussi pour explorer des solutions inédites tout en restant ancrées dans un vocabulaire architectural familier.
Les Shape Grammars ouvrent un espace d’exploration très libre. On peut s’y aventurer pour redécouvrir l’histoire architecturale ou pour tester des concepts novateurs, tout en gardant la main sur la structure et la cohérence des créations générées.
Voici quelques exemples de leurs usages :
Façades adaptatives et paramétriques
Grâce aux Shape Grammars, il est possible de concevoir des façades modulaires capables de réagir aux variations climatiques. Par exemple, une façade pourrait comporter des ouvertures ou des modules qui se déplacent pour réguler la lumière naturelle ou la ventilation d’un bâtiment. Ces façades, conçues avec des règles prédéfinies, peuvent s’adapter aux conditions environnementales tout en offrant une cohérence visuelle. Des architectes explorent de plus en plus ces approches paramétriques pour créer des façades intelligentes, répondant aux besoins de durabilité énergétique.
Design urbain et aménagement paysager
Dans les projets d’urbanisme, les Shape Grammars permettent de générer des espaces cohérents et organisés en appliquant des règles de composition harmonique. Cela permet de structurer des quartiers ou des ensembles de bâtiments tout en gardant une flexibilité suffisante pour les adapter aux spécificités de l’environnement. Par exemple, un espace urbain peut être structuré selon des motifs inspirés de la nature, tels que des réseaux radiaux ou des spirales, tout en conservant une modularité qui facilite les adaptations futures.
Patrimoine architectural et reconstruction
Les Shape Grammars sont également utilisées pour modéliser et restaurer des bâtiments historiques. En analysant les motifs de composition d’une époque, il est possible de reproduire des éléments architecturaux authentiques ou de les adapter aux normes modernes. Cette approche est particulièrement utile dans les projets de restauration de bâtiments classés, où il est essentiel de conserver l’esprit originel tout en intégrant des éléments contemporains.
Les Shape Grammars s’imposent donc comme un outil précieux dans la conception algorithmique, à mi-chemin entre respect du patrimoine et innovations futures. A partir de règles simples – que peuvent aussi nous aider à extraire l’IA, elles permettent de concevoir des espaces et bâtiments qui s’inscrivent dans une continuité historique tout en se tournant vers les défis architecturaux contemporains.
Sources :
Gu, N., Amini Behbahani, P. (2021). Shape Grammars: A Key Generative Design Algorithm. In: Sriraman, B. (eds) Handbook of the Mathematics of the Arts and Sciences. Springer, Cham.
Lee, J.H., Ostwald, M.J. & Gu, N. A Combined Plan Graph and Massing Grammar Approach to Frank Lloyd Wright’s Prairie Architecture. Nexus Netw J 19, 279–299 (2017).